lundi 1 février 2010

Extrait de « Esprit et réalité »,

par Nicolas Berdiaeff. Aubier, 1953.

CHAPITRE VI
La Mystique. Ses contradictions et ses aboutissements
I
L’ascétisme n’est qu’une étape préparatoire. Sur la voie décrite par les mystiques, il n’est qu’une purification (Katharsis). L’illumination (Phôtismos) doit suivre la purification et doit atteindre finalement au but suprême de la contemplation (Theôria). Il est vrai que pour beaucoup de mystiques du type intellectuel la purification ne porte pas seulement sur le péché, mais sur tout le domaine des sens. Les ouvrages des Mystiques nous révèlent le double sens de la mystique qui est à la fois expérience vécue et doctrine (Muein). La mystique est Une voie spirituelle et permet d’atteindre aux buts suprêmes de cette.voie. Les ouvrages mystiques décrivent cette voie et ces conquêtes spirituelles, la lutte et la contemplation. Mais il existe également une mystique spéculative qui est avant tout connaissance. Elle commence par la contemplation (Theôria) qui est le résultat de l’inspiration. Cette connaissance est inspirée, intuitive. Le premier type de mystique décrit le drame entre l’âme et Dieu, l’élévation de l’âme individuelle vers Dieu ; dans le deuxième type nous trouvons la description du drame cosmique, y compris ce drame qui se joue à l’intérieur de la Divinité. Le drame humain se transforme ainsi en drame cosmique et divin. Ce n’est pas à dire pourtant que les mystiques du type spéculatif, qui dépassent le drame mystérieux de l’humanité pour s’attacher au drame du cosmos et de Dieu, ignorent toute expérience spirituelle personnelle et se limitent à une pure spéculation. Un Plotin, un Jacob Boehme ont connu indubitablement une expérience spirituelle de premier ordre. A l’intérieur du christianisme la mystique a toujours posé un problème, elle a été constamment discutée et l’on a douté de ses droits. Les représentants officiels du christianisme, comme du reste ceux de toutes les religions, se sont toujours montrés méfiants envers la mystique, en tant qu’elle représente ce domaine spirituel de liberté intérieure qui échappe aux prises et aux règlements du pouvoir hiérarchique. Dans ses manifestations historiques la religion se socialise et s’objective au maximum, elle fait place à une organisation hiérarchique ; la mystique, au contraire, est réfractaire à la socialisation, à l’objectivation, et non seulement la mystique, mais en général toute vie spirituelle. Dans la mesure où ils sont surtout de caractère social, liés à une domination de la religion collective sur la personne, les critères d’orthodoxie s’appliquent mal à la mystique. Ils ne s’appliquent pas mieux au prophétisme. Mystiques et prophètes sont des hommes libres qui refusent de soumettre leur voie propre à la détermination collective ou sociale, même s’il s’agit d’une société de type religieux. Il reste pourtant entre prophètes et mystiques cette différence que les uns, bien qu’ils échappent toujours au déterminisme social et qu’ils n’obéissent qu’à la voix de Dieu, sont tournés néanmoins vers les destins de la société et du peuple, tandis que les autres se limitent au monde spirituel. Nous verrons d’ailleurs par la suite que le prophétisme n’est qu’une variété de la mystique.
En usant d’une terminologie dont je n’ignore aucunement le caractère relatif, on pourrait dire que la religion est « démocratique » — elle s’adresse à tous, tandis que la mystique est « aristocratique » ; elle est réservée à un petit nombre. La religion concerne la masse humaine, elle est naturellement sociale, elle commande, elle organise la vie des peuples et de la société, il lui faut des lois, des canons, des normes dogmatiques, cultuelles et morales. Aussi bien le souci des humbles est-il pour elle fondamental, la pédagogie domine, ainsi que la défense de l’orthodoxie en tant que force sociale organisatrice, fondement de l’unité. Pour se protéger contre le danger mystique, on a vu toutes les grandes religions créer leur propre type de mystique et lui donner des lois. Ainsi fut institué un type de mystique canonique, ce qui est une contradiction dans les termes. La mystique fut toujours suspectée et accusée d’hérésie, bien qu’on ne puisse pas lui appliquer plus qu’à aucune vie spirituelle profonde les termes d’orthodoxie et d’hérésie, qui ont un caractère intellectuel et social. Ces accusations manquent généralement leur but, parce que les accusateurs et les accusés se situent sur des plans différents et ne parlent pas la même langue. La théologie officielle, ayant reçu une sanction sociale, se considère comme objective ; elle oppose son objectivité à la subjectivité mystique. Elle est effectivement objective, dans ce sens qu’elle est l’objectivation de l’esprit. La structure canonique de l’Église, en tant qu’institution sociale, est également une objectivation. En ce sens la mystique est en effet subjective, à condition de ne pas comprendre par subjectif l’état d’âme du rêveur soumis à ses fantasmes. En fait la vraie mystique est réaliste, car elle est tournée vers les réalités primitives, vers le mystère de l’existence, tandis que la théologie orthodoxe ne considère que des symboles d’importance sociale. La mystique est comme une « révélation de la Révélation », la découverte du réel derrière le symbole. Le vrai mystique est réaliste, il discerne le réel. Mais réalisme ne signifie pas objectivation. La mystique n’est pas simplement une musique alogique ou romantique de l’esprit. La mystique est liée à la spiritualité et non à l’âme, elle suppose la pénétration de la spiritualité dans l’âme. La mystique est l’éveil de l’esprit dans l’homme, qui perçoit mieux alors le réel et de façon plus profonde que l’homme naturel ou simplement psychique. La mystique est une victoire sur l’état de créature. C’est là une définition essentielle qui convient à tous les mystiques. Mais ce n’est pas l’homme naturel, en tant qu’être psychico-corporel, qui sort de la créature pour entrer dans la vie divine ; seul y parvient l’homme spirituel grâce au principe spirituel qui est en lui. En ce sens Dieu est plus proche de l’homme que l’homme de lui-même ; il pénètre plus profondément dans l’homme que l’homme en lui-même. La spiritualité révèle dans l’homme une réalité divine qui apparaît en même temps comme profondément humaine. Nous touchons ici au paradoxe fondamental des rapports entre le divin et l’humain. Mais la mystique, en tant que spiritualité pure, peut être déformée par les divers états psychiques et corporels de l’homme. Dé là vient son obscurcissement. Cet obscurcissement peut coexister avec une forme de spiritualité abstraite hostile à l’humain, qui nie le caractère théandrique de la mystique. Il existe une fausse spiritualité, une fausse élévation spirituelle. Il existe une fausse mystique, une fausse exaltation mystique. Il faut faire preuve de sobriété à l’égard de la fausse spiritualité et de la fausse mystique. Il faut rester sobre dans ses rapports avec la fausse mystique et la fausse spiritualité.
Les heurts perpétuels entre mystique et théologie viennent de ce qu’elles parlent des langues différentes, et qu’il est impossible d’établir un système de correspondance entre les deux lexiques. Lorsqu’on prétend traduire l’expérience du mystique en langage théologique, on l’accuse aussitôt d’hérésie. Le mystique parle par paradoxes, il n’use point de concepts ni ne soumet sa pensée au principe d’identité. Le théologien, au contraire, dans un effort d’ailleurs vain, tâche à rationaliser son vocabulaire, à exclure les contradictions. C’est pourquoi il est si difficile d’exprimer la mystique dans la langue théologique ou dans celle de la métaphysique abstraite, sans aboutir ainsi à de constantes déformations. On a toujours accusé les mystiques d’immanentisme ; on a prétendu qu’ils considèrent Dieu et le divin comme immanents à l’âme. Il est vrai que toute mystique franchit l’abîme transcendant qui sépare Dieu de l’homme. Dans l’expérience mystique le transcendant devient immanent. Mais il est évident que l’immanentisme mystique est tout différent de l’immanentisme philosophique, gnoséologique ou théologique. Il s’agit d’un immanentisme de la spiritualité. Or la spiritualité est précisément l’immanence du divin dans l’humain, mais immanence ne veut, pas dire identité, suppression de toutes les différences. Le paradoxe vient ici de ce que l’expérience mystique est une confrontation du transcendant, un sentiment direct du transcendant. Le transcendant est immanent à cette expérience, la différence même entre la transcendance et l’immanence s’efface, mais cela ne signifie aucunement l’absorption du divin par l’humain. Le divin est senti comme immanent, Dieu se révèle dans le fond de l’âme, tout vient de la profondeur, de l’intérieur, non pas d’en haut et de l’extérieur. Entre les deux symboles spatiaux, profondeur et hauteur, les mystiques préfèrent le premier. Ils ne nient pas polir autant la différence entre le divin et’ l’humain. Il est parfaitement faux de vouloir expliquer le mystère de l’expérience mystique par une métaphysique moniste. Le monisme est toujours une rationalisation, il naît du concept, non de l’expérience, il sort du travail de la pensée. Lorsqu’on accuse les mystiques de panthéisme, on traduit précisément en langage conceptuel ce qui est expérience, paradoxe inexprimable, on traduit la mystique en concepts théologiques et métaphysiques. Le panthéisme est une invention de la théologie, non de la mystique, il est une arme de la théologie. Le monisme est une création de la métaphysique conceptuelle, non de la mystique. Ni le monisme ni le panthéisme n’existent dans l’expérience spirituelle, car il s’agit là de doctrines nées d’un travail de la pensée, qui conceptualisent l’expérience spirituelle.
Le cas de maître Eckhart, un des plus grands mystiques, est bien significatif du genre de relation qui lie la mystique et la théologie. On sait que l’Église catholique a condamné la mystique d’Eckhart en l’accusant de panthéisme. Accusation devenue banale. Mais le dominicain Denifle essaie de prouver qu’Eckhart fut thomiste dans ses traités de théologie écrits en latin, donc parfaitement orthodoxe. Il s’ensuivrait qu’Eckhart est parfaitement orthodoxe dans sa théologie, mais hérétique dans sa mystique. Sans vouloir toucher au fond de la question, il faut admettre que cette contradiction résulte d’un malentendu entre la langue théologique et la langue mystique. Si Eckhart apparaît comme moniste, comme panthéiste, comme hérétique, c’est parce qu’on transcrit son langage mystique en termes théologiques. Quand il use du vocabulaire conceptuel des théologiens, Eckhart accepte les thèses thomistes. Mais le concept stérilise toujours l’expérience spirituelle. Subordonné au principe d’identité, ennemi du paradoxe, il soupçonne toujours la mystique, contre elle son réquisitoire est toujours prêt. C’est là sa fonction sociale ; le concept est un instrument d’organisation pour l’homme moyen, un instrument de socialisation, il opère sur le « général » et ne veut rien savoir de l’individuel et du particulier. Or la nature de la mystique est tout autre. Les concepts de la théologie n’ont rien à voir avec les opérations et les pensées du mystique qui affirme que Dieu naît dans l’âme, que l’âme naît en Dieu, que la naissance éternelle appartient au principe de l’âme, que Dieu est plus proche de l’homme que l’homme de lui-même, que Dieu est en nous et non hors de nous.
La théologie, avec son système de concepts rationnels, ne peut que s’épouvanter lorsque le mystique Eckhart affirme : « Wäre aber ich nicht, so wäre auch Gott nicht » (« Si je n’étais pas, Dieu non plus ne serait pas. »), ou quand un autre grand mystique, qui est aussi un poète, Angelus Silesius, écrit : « Ich weiss, dass ohne mich Gott nicht ein Nu kann leben. Werd ich zu Nicht, er muss von Not den Geist aufgeben. » (« Je sais que sans moi Dieu ne saurait vivre un instant. Si je m’anéantissais, de détresse il rendrait l’âme. ») La théologie est incapable de traduire cette expérience en sa langue. Angélus Silesius veut dire que l’amoureux ne peut vivre sans son bien-aimé. Quand meurt le bien-aimé, l’amoureux meurt aussi, car l’existence n’a de sens que par leur double amour. Or Dieu est l’amoureux, et il ne peut ni ne veut exister sans le bien-aimé. Les mystiques répètent souvent que Dieu et homme, que Créateur et créature sont des termes corrélatifs. Si l’homme n’existe pas, Dieu n’existe pas non plus. Dieu naît lorsque l’homme naît. C’est là une vérité profonde de l’expérience spirituelle, une vérité qui se révèle dans la liberté de l’esprit. Elle ne peut être objectivée et exprimée par des concepts. On ne peut construire sur elle aucune ontologie objective. La vérité de l’expérience mystique sur la rencontre de l’homme et de Dieu au fond de l’âme se heurte à la conception de Dieu comme être absolu et suffisant à soi-même. Mais un tel concept n’exprime pas la vie divine. Il n’est qu’une objectivation tendant à l’organisation sociale de la vie religieuse. Les paroles d’Angelus Silesius et des autres mystiques expriment un paradoxe qui se révèle dans les profondeurs de l’existence, dans une existence qui n’a pas été projetée dans le monde objectivé. Le plus grand mystique de l’Orient chrétien, Saint Siméon-le-Nouveau-Théologien, use d’une langue qui n’est pas moins impénétrable à la théologie rationnelle : .« Je te remercie, ô Toi, Dieu unique qui es au-dessus de nous tous, d’être devenu un avec moi dans l’esprit, sans confusion, de façon authentiquement immuable. » Ou encore : « Il vint subitement, tout entier, s’unit à moi de façon inexprimable, il pénétra en moi sans paroles, comme le feu dans le fer et la lumière dans le verre. » Ou bien : « Je jouis de Son amour et de Sa beauté, et je m’emplis d’une jouissance et d’une douceur divines. Je participe à la lumière et à la gloire : mon visage tout comme celui de mon Bien-Aimé rayonne, et tous mes membres deviennent lumineux. Alors ma beauté dépasse toutes les beautés, ma richesse toutes les richesses, ma force toutes les forces ; je deviens plus grand que les rois et infiniment plus pur que tout ce qui est visible — non seulement que la terre, mais aussi que tout ce qui est sur terre, non seulement que le ciel, mais aussi que tout ce qui est dans le ciel. » Ou ailleurs : « Je remue ma main et ma main est tout le Christ, car la Divinité du Divin s’est inséparablement unie à moi. » On trouverait des passages analogues chez Tauler, chez saint Jean de la Croix et chez d’autres mystiques. Lorsque la théologie, et la métaphysique essayent d’exprimer ces vérités de l’expérience mystique, elles aboutissent au panthéisme et au monisme, c’est-à-dire à une déformation. L’authentique mystique se situe au-delà même de l’opposition entre transcendance dualiste et immanence moniste. Le mystique n’entend pas signifier que l’homme et le monde soient Dieu, que la créature et le Créateur soient naturellement identiques. Les mystiques décrivent seulement l’abîme qui s’ouvre entre l’homme et Dieu, la déchéance du monde, la lutte et le dialogue, le tragique de la voie spirituelle.
L’expérience mystique signifie la victoire sur l’état de créature. Or aucun concept théologique ne correspond à cette victoire. Celle-ci apparaît à la théologie comme entachée de panthéisme, alors qu’elle est tout autre chose, dynamique et non statique, proprement inexprimable. Le panthéisme n’est nullement une victoire sur l’état de créature. Le panthéisme, en tant que système rationnel, est tantôt un acosmisme, lorsqu’il nie la réalité du monde et de l’homme, considérées comme illusoires, tantôt un athéisme naturaliste, lorsqu’il nie la réalité de Dieu, lorsqu’il affirme que le monde est divin et se suffit à lui-même. Le panthéisme n’a pas .besoin de déification ; pour lui dès l’origine tout est divin. Dans son récent livre sur Eckhart, le. philosophe catholique Aloïs Dempf, pour définir cette tendance, substitue au terme de panthéisme celui de théopantisme. Pour le théopantisme tout n’est pas Dieu (ce serait le panthéisme), mais Dieu est tout. Le mot théopantisme correspond au terme panenthéisme inventé par Krause. Cette recherche d’une terminologie nouvelle prouve bien comme il est difficile de traduire l’expérience mystique en langage théologique ou métaphysique. Mais on trouve dans l’histoire de la pensée humaine, dans l’histoire de la mystique spéculative une tentative pour dépasser les limites de la pensée, tout en restant dans le domaine de la pensée. Et rien ne peut mieux prouver la puissance de la pensée que cette faculté de se limiter elle-même et de sortir de ses propres frontières, ce que Nicolas de Cues a appelé la docta ignorantia. Je pense ici à la connaissance apophatique de Dieu.
II
La théologie apophatique est la connaissance négative de Dieu ; elle a été défendue par les plus grands penseurs de l’humanité et renferme une vérité éternelle. Cette vérité éternelle consiste à reconnaître que le mystère divin se trouve à l’origine de l’être et dans sa profondeur. Mais s’il n’est pas impossible d’appliquer à l’être un système de concepts rationnels, si l’on peut même considérer la catégorie de l’être comme un produit de la pensée qui comporte une sorte de rationalisation, pareille voie est exclue en ce qui concerne le Mystère dernier, tel qu’il se révèle dans l’existence et non dans l’objectivation. Il importe pourtant de ne pas confondre cette position avec celle des agnostiques. Spencer, par exemple, pense que l’inconnaissable est à la base du monde et il est même prêt à admettre que cet inconnaissable est divin. Le positivisme se pose comme agnosticisme. Mais il l’interprète comme une rupture complète entre l’homme et l’inconnaissable qui n’est plus alors senti comme mystère. La théologie apophatique n’est pas agnostique, mais bien mystique : elle affirme l’existence d’une voie spirituelle menant vers le mystère divin, vers l’Inconnaissable, vers ce qui ne saurait s’exprimer par des concepts positifs ; elle affirme qu’il est possible à l’homme de vivre le divin, de participer et de s’unir à lui. La connaissance apophatique de Dieu est propre à la philosophie religieuse hindoue, et c’est pour cela sans doute que nous la qualifions de panthéiste, La part de vérité qui existe dans le panthéisme s’applique précisément à la connaissance apophatique de Dieu, mais nullement à la connaissance cataphatique de Dieu. Le plus juste serait probablement de voir l’erreur du panthéisme dans la confusion de l’apophatique et du cataphatique, dans la prétention à exprimer l’apophatique de façon cataphatique.
Parmi les philosophes de culture méditerranéenne, Plotin fut le premier à exprimer avec force la vérité de la théologie négative. Avec lui la sagesse grecque atteint à son apogée, parce qu’elle a reçu par lui la greffe de la sagesse orientale, et l’on peut dire ainsi qu’il sort des limites de la pensée grecque. Plotin est le plus grand philosophe mystique de l’humanité, mais il n’est pas le plus grand des mystiques. La spiritualité qu’on découvre chez Plotin reste malgré tout limitée, et la spiritualité chrétienne est infiniment plus élevée et plus humaine. Mais philosophiquement la théologie apophatique chrétienne dépend de Plotin ; chez les Pères de l’Église elle a un caractère néoplatonicien. Les traits principaux de la mystique spéculative du Pseudo-Denys l’Aréopagite viennent de Plotin et du néoplatonisme. Or l’influence du Pseudo-Denys fut considérable et décisive sur toute la mystique chrétienne en Orient comme en Occident, c’est lui qui en a défini le type classique. Malgré toutes leurs différences, il est le maître commun de saint Maxime le Confesseur, de saint Thomas d’Aquin, de maître Eckhart.
Nicolas de Cues exerça une grande influence philosophique sur les destins de la théologie apophatique ; il se situe à la limite de deux mondes : il dépasse la pensée antique et médiévale et fait pressentir la pensée philosophique moderne. Plotin enseignait déjà qu’on ne peut appliquer aucun concept à Dieu, même pas celui de l’être, que Dieu est surêtre, que Dieu est néant, si l’être est quelque chose. Ainsi se trouve dépassé l’intellectualisme grec et l’on s’élève vers des sphères plus hautes. Le nous est un échelon intermédiaire entre le monde multiple et l’Un. Pour Nicolas de Cues la connaissance positive aboutit à la docta ignorantia. Il dépasse le rationalisme grec et scolastique en découvrant le principe de l’antinomie qui jouera un rôle important dans la pensée moderne. Dieu est pour lui coincidentia oppositorum, coïncidence des opposés, c’est dire qu’il est inaccessible à toute connaissance fondée sur le principe d’identité. Nous nous trouvons devant un phénomène remarquable de l’histoire de l’esprit. La Révélation de Dieu dans la Bible et dans l’Évangile est la Révélation d’un Dieu qui s’est manifesté au monde et aux hommes, la Révélation d’un Dieu créateur et providence, d’un Dieu cataphatique. Tout cela constitue avant tout un domaine religieux qui n’a pas de rapport avec la philosophie. Dans la mystique, par contre, et dans la connaissance mystique de Dieu, l’âme s’adresse à un Dieu qui ne s’est pas manifesté, qui ne s’est pas révélé dans l’histoire du monde, à un Dieu auquel on ne peut appliquer l’image de Créateur, à un Dieu apophatique. Nous touchons ici au problème le plus difficile et le plus douloureux de la spiritualité chrétienne. Comment concilier sur la voie spirituelle les deux conceptions de Dieu, celle de l’apophase et celle de la cataphase ? A ce problème se rattachent également ceux de la personne, de l’amour, de la prière. La mystique purement apophatique est abstraite, elle renonce au monde multiple, à l’homme concret et se trouve en opposition avec les commandements de l’Évangile. Avant de passer à la mystique chrétienne, aux plus hauts sommets de la spiritualité chrétienne proprement dite, voyons les destins de la théologie apophatique dans la mystique spéculative allemande. Cette étude a une importance énorme aussi bien pour la mystique que pour la philosophie.
La mystique allemande est un des plus grands événements dans l’histoire de l’esprit. Eckhart, Tauler, Weigel, Jacob Boehme, Angelus Silesius poussent la théologie apophatique jusqu’à des conclusions extrêmes qu’on ne trouve encore ni chez le Pseudo-Denys, ni chez les mystiques médiévaux. Le début de ce processus spirituel est marqué par la distinction eckhartienne entre Gottheit et Gott, dont les conséquences constitueront l’intuition fondamentale de la mystique et de la métaphysique allemandes. Contrairement à la pensée grecque, la pensée allemande admet à la base de l’être un principe irrationnel, conceptuellement indéfinissable — le Mystère, l’Ungrund. Métaphysiquement, c’est là une victoire du volontarisme sur l’intellectualisme. Théologiquement, cette découverte signifie que ce qui apparaît à la connaissance cataphatique comme Gott est Gottheit pour la connaissance apophatique. Gottheit, c’est-à-dire un au-delà de l’être, un au-delà de la personne, une profondeur inexprimable d’où naît Dieu. La connaissance de Dieu ne peut donc être que symbolique, non rationnelle. Les mystiques en ont toujours témoigné en s’appuyant sur l’expérience spirituelle. Le concept de Dieu, élaboré par la théologie cataphatique, garde toujours un caractère ésotérique. La dogmatique chrétienne n’est qu’un symbole de l’expérience spirituelle. Elle se livre à une objectivation de l’esprit qui ne peut être reconnue comme vérité dernière. Les mystiques vont plus loin, mais ils n’usent pas de concepts ; pour communiquer leur expérience aux autres hommes, ils recourent à des symboles et à des mythes. On ne peut conceptualiser rationnellement ni la Gottheit d’Eckhart ni l’Ungrund de J. Boehme, seul un concept limite est possible, indiquant le mystère qui le dépasse. La mystique allemande déduit de la théologie apophatique que le Néant Divin ou l’Absolu ne peut être le Créateur du monde. La Gottheit ne crée pas, ou ne peut concevoir en elle aucun mouvement, rien qui ressemble à notre monde ; on ne peut user ici d’aucune analogie. Créateur et créature sont des termes corrélatifs, correspondant à des catégories ultérieures de la théologie cataphatique. Le Dieu-Créateur apparaît en même temps que la créature et disparaît avec elle.
On pourrait dire que Dieu n’est pas l’Absolu. Le Dieu-Créateur, le Dieu-personne, le Dieu qui entre en contact avec le monde et l’homme ne peut être pensé avec ce détachement total qui est nécessaire pour élaborer le concept limite de l’Absolu. Dieu est concret. Le Dieu manifesté est corrélatif à l’homme et au monde. C’est le Dieu biblique, le Dieu de la Révélation. L’Absolu est au contraire l’ultime mystère. On est ainsi amené à l’affirmation de deux actes : 1) Dieu, le Dieu de la Trinité, se réalise dans l’éternité, en sortant du Néant divin, de la Gottheit, de l’Ungrund ; 2) Dieu, le Dieu de la Trinité, crée le monde. Il existe donc dans l’éternité un processus théogonique — la naissance de Dieu. La Création du monde, le rapport de Dieu à l’homme sont la Révélation du drame divin. Le temps et l’histoire sont le contenu du drame divin et de l’éternité. Nul n’a su l’exprimer d’une façon aussi géniale que J. Boehme et rien n’est plus éloigné du panthéisme.
Le panthéisme appartient à ce monde ; il naît du travail de la pensée et de la conceptualisation. Ici-bas, dans ce monde, il faut affirmer non le monisme, mais le dualisme. Or le dualisme n’est surmonté par aucune cataphase, mais par la seule apophase. On ne peut le dépasser qu’en supprimant l’objectivation. Mais le monisme, le panthéisme restent sur le plan de l’objectivation. Le mystère ultime se révèle dans le sujet et non dans l’objectivité. En cela précisément consiste le mystère de l’absorption de tout par l’esprit. La mystique allemande nous enseigne que le Seelengrund est le lieu de rencontre avec le divin. Mais ce « fond de l’âme » dépasse toutes nos conceptions sur le monde. L’expérience mystique permet d’échapper aux catégories cosmiques, à toute objectivation, à toute conceptualisation. L’expérience mystique nous permet d’échapper à notre état de créature, mais sans nous identifier au Créateur, car une telle identification ne nous ferait pas dépasser le monde d’ici-bas. On aurait tort de considérer l’expérience mystique comme ontologique ; car elle transcende l’être conceptuel. Notre pensée sur l’être est imprégnée de naturalisme. Or l’esprit est liberté et non nature. La liberté a la primauté sur l’être. L’être est une liberté déjà refroidie, déjà travaillée par la conceptualisation de la pensée, il est déjà objectivation. La liberté par contre est apophatique. La spiritualité n’admet pas la rationalisation, elle transcende la conscience rationalisée. Mais le problème le plus difficile que pose la mystique dans ses manifestations les plus profondes, est celui de la personne, de la rencontre personnelle, de l’amour personnel. L’expérience mystique est profondément personnelle, et elle donne cependant l’impression que l’être personnel est supprimé, qu’il se confond avec l’impersonnel, le suprapersonnel. Nous verrons qu’en cela diffèrent les mystiques chrétiennes et les mystiques extrachrétiennes. La mystique chrétienne n’est pas seulement un détachement, mais aussi une incarnation, elle est concrète, elle est une mystique de l’amour.
Quelques passages extraits des mystiques allemands montreront l’extrême difficulté de rationaliser l’expérience mystique et de l’exprimer par des concepts. Voici ce que dit Tauler, qui est reconnu par les catholiques comme le plus orthodoxe des mystiques allemands : « Gott ist ein Geist, und die Seele ein Geist, und daher hat sie ein ewiges Zurückneigen und Zurückschauen in den Grund ihres Ursprungs. Und infolge dieser Gleichheit in der Geistigkeit neigt und beugt sich der Geist wieder zurück in den Ursprung, in die Gleichheit [1]. » Un autre passage de Tauler est encore plus caractéristique : « Der Mensch in seiner Ungeschaffenheit war ewig in Gott. Als er in ihm war, da war der Mensch Gott in Gott [2]. » Nous trouvons chez Weigel un passage révélateur pour l’intelligence de la différence entre théologie apophatique et théologie cataphatique : « Gott... wird, aber entweder für sich selbst, absolute betrachtet, ohne alle Kreaturen, wie er in seiner verborgenen Einigkeit ist, oder respectu creaturarum, wie er sich hält und erreigt in der Offenbarung mit seiner Kreatur. Absolute, allein für sich selbst, ohne alle Kreatur, ist und bleibt Gott personlos, zeitlos, stättelos, wirkungslos, willenlos, affektlos, und also ist er weder Vater noch Sohn noch heiliger Geist, er ist die Ewigkeit selber ohne Zeit, er schwebt und wohnt in sich selber an jedem Ort, er wirkt nichts, will auch nichts, begehrt auch nichts. Aber respective, d.i. in, mit und durch die Kreatur wird er persönlich, wirkend, wollend, begehrend, nimmt Affekte an sich... Da wird er zum Vater und wird zum Sohne und ist der Sohn selber, et wird zum Heiligen Geist und ist selber der Hl. Geist, er will, wirkt, und schafft alle Dinge [3]. » Mais c’est peut-être Angelus Silesius, le grand poète mystique, qui offre le plus d’intérêt. Il n’a jamais été condamné par l’Église catholique. Comme pour toute la mystique allemande, c’est un des traits caractéristiques d’Angelus Silesius qu’il n’ait jamais pu s’arrêter au fini, qu’il ait toujours été plus loin : « Ich muss noch über Gott in eine Wüste ziehen. » — « Ich bin so gross als Gott, er ist als ich so klein. » — « Wenn ich mit Gott in Gott verwandelt bin. » — « Ich selbst muss Sonne sein, ich muss mit meinen Strahlen das farbenlose Meer der ganzen Gottheit malen. » — « Das grösste Wunderding ist doch der Mensch allein : er kann, nach dem er’s macht, Gott oder Teufel sein. » — « Wer zu Gott will, muss Gott werden [4]. » La pensée rationnelle théologique et métaphysique a toujours tendance à interpréter ces textes mystiques dans un sens moniste, panthéiste, à y voir l’affirmation d’une identité entre Dieu et l’homme.
Mais la faute en est à l’impuissance de la pensée lorsqu’elle se heurte au mystère des rapports entre l’homme et Dieu, tel qu’il nous apparaît dans l’expérience mystique. Car la mystique nous révèle mieux qu’aucune autre expérience le caractère paradoxal des rapports entre Dieu et le monde. Or les formules élaborées par la théologie excluent tout paradoxe. La mystique appartient au domaine de l’esprit, au plan spirituel ; la théologie et la métaphysique rationnelles appartiennent à l’être objectivé, là où l’existence est rationalisée et socialisée.
Où la métaphysique et la théologie rationnelles rencontrent les plus grandes difficultés, c’est lorsqu’elles prétendent interpréter la gnose mystique de Jacob Boehme, le plus grand mystique de type gnostique de tous les temps. Boehme n’est pas néoplatonicien, il a fortement subi l’influence de la kabbale et c’est par là qu’il se distingue d’Eckhart. La gnose de J. Boehme ne s’exprime pas en concepts, mais en mythes et en symboles. Boehme est un visionnaire. Il vit dans le monde spirituel, et ce qu’il y voit ne peut se traduire dans la langue du monde objectivé.
Ce qui lui est révélé là-bas atteint à une plus grande profondeur que le monde des objets tel que le connaissent l’intellect et ses concepts. Boehme est, en outre, imprégné de la lecture de la Bible. Son intuition de l’Ungrund a une importance prédominante. Boehme écrit : « Und der Grund derselben Tinktur ist die göttliche Weisheit ; und der Grund der Weisheit ist die Dreiheit der ungrundlichen Gottheit und der Grund der Dreiheit ist, der einige unerforschliche Wille, und des Willens Grund ist das Nichts. » — « Der Ungrund ist ein ewig Nichts, und macht aber einen ewigen Anfang, als eine Sucht ; denn das Nichts ist eine Sucht nach Etwas [5]. »
Peut-on interpréter le Ungrund dans la langue de la métaphysique et de la théologie ? Le Ungrund n’est accessible que par la voie apophatique. Le Ungrund n’est pas l’être, il est plus primitif et plus profond que l’être. Le Ungrund n’est « rien » par rapport à tous les « quelque-choses » qui appartiennent à l’être, mais il est moins négation absolue de l’être (ouk on) que ce non-être relatif que les Grecs appelaient me on. Boehme dépasse pourtant les limites de la pensée grecque, de l’intellectualisme grec, de l’ontologie intellectualiste. Le Ungrund est plus profond que Dieu, tout comme la Gottheit d’Eckhart. La meilleure interprétation du Ungrund serait de le comprendre comme liberté première, préontologique. La liberté est plus primitive que l’être. La liberté n’est pas créée. C’est ainsi que je propose d’entendre le Ungrund. Boehme est le premier volontariste dans la pensée européenne, bien que son volontarisme soit moins rationalisé que dans la tradition volontariste ultérieure de la métaphysique allemande. Le Néant veut être quelque chose. Le désir de l’être précède l’être. La liberté s’allume dans les ténèbres.
La vision de Boehme révèle le feu et le dynamisme de l’être abyssal, ou plus exactement d’une profondeur qui dépasse l’être même. Dans la pensée grecque, Boehme se rapproche d’Héraclite, bien qu’il ait rompu avec la philosophie antique. Il apporte un principe dynamique. Boehme tente de découvrir le mystère de la genèse, du processus théogonique, cosmogonique et anthropogonique. Cette genèse échappe à la ligne du monde objectivé subordonné au temps. Le Ungrund est indéterminé, sans base et sans fond, c’est dire qu’il reste extérieur à toute pensée causaliste. Traduite dans le langage philosophique, cette vérité signifie l’impuissance où nous sommes de rencontrer la liberté dans le monde objectivé, c’est-à-dire dans l’ordre de la nature.
La liberté ne se révèle que dans l’esprit, dans l’ordre spirituel. La liberté n’engendre que dans l’esprit, non dans la nature objectivée. La vision de Boehme a fécondé la pensée de Kant, de Fichte, de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer. Mais la vision de Boehme fut si rationalisée et si transformée dans la métaphysique allemande qu’elle perdit presque tout le caractère chrétien qu’elle conserve chez Boehme. Sa mystique est en effet christocentrique au plus haut point. J. Boehme et saint Thomas d’Aquin représentent les deux types opposés de la gnose. L’édifice grandiose de Boehme est musical, c’est une symphonie. L’édifice grandiose de saint Thomas d’Aquin est architectural, c’est une cathédrale gothique. Aussi la vision du monde de J. Boehme est-elle dynamique, celle de saint Thomas d’Aquin reste statique. La métaphysique allemande a rationalisé un thème musical, là résident ensemble sa force et sa faiblesse. Mais dans son essence la mystique est plus musicale qu’architecturale. Comment définir la limite entre la mystique chrétienne et la mystique non-chrétienne ? Cette question est posée avec une acuité particulière par la mystique allemande.
III
La langue dont usent maints mystiques pour exprimer leur expérience fait penser à un monisme, à un panthéisme, à une négation de la personne, de l’homme, de la liberté et de l’amour humains. Nous avons déjà remarqué qu’on ne peut traduire le vocabulaire mystique dans la langue théologique et métaphysique. Le problème posé par la mystique subsiste néanmoins et ne laisse pas d’être inquiétant. La mystique peut avoir deux tendances : la divinisation du cosmos ou la négation du cosmos, la divinisation de l’homme ou la négation de l’homme. Ces tendances opposées peuvent converger. Lorsque l’homme et le cosmos sont mêlés et identifiés dans un monisme divin, on peut dire aussi bien qu’ils sont divinisés, ou qu’ils sont niés. Le monisme est toujours la négation du mystère de la divino-humanité, de la bi-unité qui ne se révèle complètement que dans le christianisme. Le christianisme, par sa conception de la personne, unit monisme et pluralisme, et seule une mystique de l’amour traduit cette unité. Il ne peut y avoir d’amour sans personne, l’amour va d’une personne à une autre. L’orientation personnaliste est une orientation surtout éthique, l’orientation cosmique est surtout esthétique.
La fusion extatique avec le cosmos correspond à un type particulier de mystique, tout comme il existe un type de mystique sociale, par exemple dans le communisme russe. Mais pour caractériser la spiritualité chrétienne, la mystique chrétienne, on peut poser trois conditions, trois traits essentiels : la personne, la liberté, l’amour. La. mystique chrétienne est diminuée, déviée, dès qu’une de ces conditions vient à manquer. Ce qui arrive souvent et produit une déviation dans la mystique proprement chrétienne. Nous avons déjà eu l’occasion de le noter à propos de l’ascèse. Des éléments non-chrétiens ont pénétré dans la spiritualité chrétienne. La tendance au monisme panthéiste n’est pas une hérésie par rapport à Dieu, mais une hérésie par rapport à l’homme, à la personne, à la liberté et à l’amour. Il est intéressant de noter qu’on trouve une telle tendance moniste précisément chez des ennemis invétérés du panthéisme qui affirment les formes extrêmes du dualisme transcendant. Lorsqu’on affirme que Dieu est tout et que l’homme n’est rien, qu’il n’est qu’une créature vaine, accablée par le péché, on tombe dans une sorte de monophysisme, dans une forme particulière de panthéisme. En ce cas Dieu seul est actif, Dieu seul est libre, on ne trouve partout que les manifestations de puissance divine.
L’activité de l’homme est pur péché, l’homme est privé de liberté, de force créatrice. Cette conception part d’un dualisme extrême, mais elle aboutit à un monisme qui n’est pas moins extrême. Il est étonnant de voir comme dans la dialectique de l’esprit tout passe facilement d’un extrême à l’autre. Dans les formes extrêmes de l’ascèse orientale, qui considèrent l’homme et le monde comme pur péché ; dans le calvinisme, avec son pathétique de la puissance et de la gloire de Dieu et son humiliation de l’homme en tant qu’être irrémédiablement pécheur ; jusque dans le barthisme (Dieu est tout — l’homme n’est rien) on voit s’opérer insensiblement le passage du dualisme (un abîme transcendant entre l’homme et Dieu) au monisme et au panthéisme fondés non pas sur la divinisation de l’homme et du monde, mais sur l’humiliation de l’homme et du monde. C’est en ce sens seulement que Luther, par sa considération de la nature humaine comme totalement anéantie par le péché, de la raison comme fille du diable, par sa doctrine de l’espérance réduite à la grâce, est un des maîtres de l’idéalisme allemand, de Fichte, de Schelling et de Hegel pour qui la raison est d’essence divine et l’homme un organe du processus divin. La raison tend invinciblement au monisme ou au dualisme, et elle oscille toujours entre,ces deux termes extrêmes. Les déviations de la spiritualité se lient à cette tendance naturelle de la pensée humaine qui ne parvient pas à accepter la bi-unité. La spiritualité prend alors le caractère d’un monisme absolu ou d’un dualisme absolu. Cet état d’esprit peut aussi bien aboutir à la divinisation de l’homme et du monde (panthéisme patent) ou admettre que l’homme est écrasé par le péché, privé de toute liberté, de toute force créatrice (panthéisme latent). A cet état d’esprit s’oppose une spiritualité fondée sur la rencontre de Dieu et de l’homme, sur la divino-humanité, où l’union n’efface pas la différence, et qui seule rend possible la déification (théosis) de l’homme, sans que la nature humaine disparaisse dans la nature divine. La déification suppose une différence entre Dieu et l’homme, des rapports et des dialogues dramatiques entre l’homme et Dieu. La déification perd toute signification si dès le principe l’homme est divin et appartient à la Divinité ; elle n’est pas moins impossible si l’homme n’est que péché et néant, si un abîme absolu sépare l’homme de Dieu. Le théosis, qui est la base de la mystique chrétienne orientale, n’est ni une identité mystique avec Dieu, ni une humiliation de l’homme et du monde créé. Le théosis rend l’homme divin, le fait pénétrer dans la vie divine, sans toutefois supprimer l’humain.
La personne humaine n’est pas anéantie, elle est rendue semblable à Dieu et la Trinité divine. Cette conservation de la personnalité n’est possible que dans le Christ et par le Christ. Le mystère de la personne est lié au mystère de la liberté et de l’amour. L’amour et la miséricorde ne sont possibles que de personne à personne. Le monisme, l’identité excluent l’amour tout comme ils excluent la personne. D’où l’originalité de la mystique chrétienne. L’homme n’est pas identique à Dieu, il n’est pas identique au cosmos, mais il est un microcosme, un microthéos. La personne humaine peut contenir l’univers.
A travers temps, pays et religions, la mystique conserve des caractères génériques. Ces caractères permettent de reconnaître la race des mystiques. Il y a plus de ressemblance entre les mystiques des diverses religions qu’entre les religions elles-mêmes. La profondeur spirituelle permet une plus grande communauté que l’objectivation des types religieux. On peut pourtant distinguer plusieurs sortes de mystiques, et surtout la mystique chrétienne et la mystique non chrétienne. A l’intérieur des mystiques préchrétienne et extrachrétienne on distingue encore deux types opposés, qui se sont perpétués jusqu’à nos jours. L’un de ces types est la mystique hindoue de l’identité, du détachement total par rapport à la multiplicité du monde par l’immersion dans le Brahman. Une telle mystique se présente comme une mystique de la spiritualité pure. C’est une mystique acosmique. Brahman et Atman, la Divinité et l’âme sont identiques. Trouver Atman c’est trouver également Brahman. Sankara, que R. Otto compare à Eckhart, est un représentant typique de ce genre de mystique. Dans cette mystique Dieu est un néant situé au-dessus de l’être. Qualifier cette mystique de panthéiste serait trop simpliste. Il s’agit d’une mystique apophatique poussée jusqu’à ses conséquences extrêmes, d’une mystique du détachement et du dépouillement à l’égard de tout être concret, à l’égard de la multiplicité cosmique et humaine. On peut dire soit que le monde du devenir, le monde composé et périssable, n’est pas l’être authentique, et qu’il faut le quitter pour atteindre à l’Un, à l’être authentique ; soit que ce monde est l’être et qu’il faut le quitter pour atteindre le sur-être. On se libère ainsi du mal et de la souffrance qu’engendre le monde multiple, par le détachement et par la fuite dans l’abstrait, dans une unité non concrète. Cette mystique est froide et ignore l’amour.
Cette absence d’amour vient de l’ignorance de la personne, elle ne cherche pas le salut de la personne, elle cherche le salut en se détachant de la personne. Ainsi que nous l’avons dit déjà, l’amour est un rapport de personne à personne. Ta twam asi ne signifie pas l’amour, le passage du moi en autrui, mais bien la découverte chez autrui d’un fondement identique au mien, c’est-à-dire l’abolition de l’être personnel. Or l’amour exclut l’identité, il exigé la distinction, l’existence de l’ « autre ».
La mystique de Plotin, malgré toute la différence qui sépare le monde grec du monde hindou, appartient au même type. C’est également une mystique de l’Un qu’on atteint en se détachant, en renonçant au monde multiple. Il n’y a pas là non plus de mystère de la personne, ni par conséquent de mystère de l’amour. Dans le platonisme et dans le néoplatonisme, l’éros s’oriente vers le bien suprême, vers la beauté, non vers l’être concret, vers la personne. Tout comme dans la mystique hindoue, l’Un est sur-être et la voie qui y mène est l’apophase. Ce qui divinise l’âme, c’est l’esprit, le nous. L’acte de la contemplation mystique est identique à l’objet même de cette contemplation, l’intelligence est identique à l’intelligible. C’est le monisme mystique — le deux n’existe pas, mais seulement l’un. La voie spirituelle est un passage du complexe et du multiple au simple et à l’un. L’être est identique à l’intelligence, au nous. Dans la mystique du type hindou, du type platonicien, tout s’oppose à ces dialogues dramatiques entre l’homme et Dieu qui nous sont révélés par la Bible, c’est-à-dire aux relations de personne à personne. Le spirituel s’entend par son opposition au personnel ; il exclut donc l’amour, la liberté de l’homme par rapport à Dieu, du multiple par rapport à l’un. La voie mystique est la voie de la gnose et non celle de l’éros. L’éros n’est pas la surabondance d’un bien qui se diffuse, il naît au contraire de l’insuffisance, du besoin de s’achever. Il reste des traces de cette mystique dans le monde chrétien, dans le néoplatonisme chrétien, chez Eckhart, dans le quiétisme. Mais il existe également une mystique extra-chrétienne d’un type opposé tout aussi hostile à la personne et aux rapports personnels entre l’homme et Dieu :
Cette mystique a un caractère cosmique. Elle correspond à un type éternel. L’homme communie avec l’élément cosmique originel et il y trouve le moyen de se délivrer des limitations qui oppriment l’individu, de la douleur que cause à la personne sa propre existence ici-bas. C’est la mystique orgiaque. L’ascétisme et l’orgiasme peuvent l’un et l’autre dépasser les limites de l’existence corporelle de l’homme. L’orgiasme lui aussi est un anéantissement de la chair.
L’élément cosmique originel, qui est ressenti comme divin et dans lequel l’homme désire comme se fondre, constitue un « autre monde » par rapport à « ce monde », où partout on se heurte à des limites et à la douloureuse nécessité. La mystique cosmique de type orgiaque unit l’être humain, divisé, limité, dépendant, à l’âme du cosmos, à l’âme du peuple, à l’âme de la terre, à cette sexualité élémentaire qui dépasse les limites individuelles et se diffuse sur tout le champ de la vie. Cette mystique est vitaliste, plus physico-corporelle que spirituelle. Mais cette mystique, tout comme la mystique de la spiritualité pure et abstraite, prétend dépasser les limites de la conscience, échapper aux prises du rationalisme. Il reste à savoir si une telle voie conduit l’homme au supraconscient ou au subconscient. La conscience est malade et douloureuse, au total elle est toujours une « conscience malheureuse ». • Pour se délivrer de cette conscience malheureuse et malade, pour atteindre à la libération en général, des voies opposées s’offrent à l’homme. Mais qu’il choisisse l’une ou l’autre, dans la mystique extrachrétienne, l’homme disparaît pour se perdre dans l’élément cosmique originel ou dans l’esprit abstrait, les limites de la personne se trouvent supprimées. On renonce à l’être personnel pour se libérer de la souffrance et de la douleur, car la personne est douleur, et la lutte pour la personne est douloureuse. Le dionysisme grec, qui n’est du reste pas d’origine grecque, est le prototype de cette mystique cosmique orgiaque. Elle était attirée vers les dieux chtoniques souterrains. Dans les orgies dionysiaques, l’homme disparaît, la personne est dissoute. La mystique dionysiaque a un caractère divino-animal et non divino-humain, l’homme se perd dans une animalité divine. Le génie grec de la forme a transformé l’élément dionysiaque, a uni Dionysos à Apollon. Mais l’élément dionysiaque est éternel ; il reste la base élémentaire du monde et de l’homme, à lui se lie la tragédie des passions humaines. On sent toujours dans le dionysisme une nostalgie d’union, d’unification, un désir de s’affranchir de l’existence divisée. Dans le dionysisme l’homme communie avec l’unité, il aboutit à une fusion totale dans les profondeurs mêmes de la multiplicité cosmique. Dans le néoplatonisme, l’homme communie avec l’Un et atteint à la fusion en se détachant de la multiplicité cosmique, en se perdant dans l’esprit abstrait. L’homme sort de lui-même par l’ascèse. Mais cette sortie de soi, cette victoire sur ses propres limites et sur sa multiplicité est en même temps une perte de soi en tant qu’être personnel. L’élément dionysiaque a exercé également une influence sur le monde chrétien. Il se manifeste aux cimes de la civilisation, là où l’existence humaine paraît parfaitement organisée, et où s’efface toute trace d’éléments irrationnels. Nietzsche découvre Dionysos. Dans le monde agissent toujours des forces polarisées. Lorsque la culture paraît figée dans des formes définitives, lorsque la civilisation atteint à une excessive rationalisation, les forces irrationnelles et opposées de l’élément dionysiaque se révèlent. L’homme cherche une communion avec le .« naturel », l’ « irrationnel ». Il peut s’agir alors d’une réaction de l’ « âme » contre l’ « esprit », comme, par exemple, chez Klages. Des hommes comme Rosanoff et Lawrence sont des exemples caractéristiques de cette mystique cosmique de l’époque contemporaine. Mais toutes ces tendances vers une communion avec l’élément cosmique sexuel entraînent le renoncement à la lutte pour l’être personnel, pour les rapports personnels entre l’homme et Dieu et entre les hommes. Et rien ne saurait poser d’une façon plus profonde le problème de la spiritualité chrétienne.
La .question principale que pose la nouvelle spiritualité est celle de savoir si la mystique comporte inéluctablement un élément de quiétisme. Le quiétisme dépasse de beaucoup les courants de la mystique française au XVIIe siècle, tels qu’ils s’expriment chez Mme Guyon ou chez Fénelon. On découvre le quiétisme dans la plupart des mouvements mystiques. Les catholiques accusent Luther de quiétisme dans la mesure où il niait la liberté de l’homme en face de la grâce divine. Il y a quiétisme partout où la mystique admet la passivité complète de l’homme par rapport à Dieu et à la grâce. Lorsque la nature humaine atteint à une absolue passivité, elle est pénétrée par la nature divine qui seule agit en elle. Il faut que l’humain cesse d’agir, pour qu’agisse seul le divin. On reconnaît là une forme de monophysisme, de monisme.
On la trouve également dans l’ascétisme oriental. Il n’y a pas d’action réciproque entre la Divinité et l’homme. Si l’on admet une passivité mystique de l’homme, l’action de la divinité prend un caractère nécessaire. Mme Guyon, Molinos et d’autres auteurs allaient jusqu’à affirmer que les mystiques ne pouvaient pécher et qu’ils n’avaient pas besoin de repentir. Les Français hostiles au quiétisme et à J.-J. Rousseau voient dans la doctrine rousseauiste de la bonté naturelle une séquelle du quiétisme et incriminent surtout l’influence de Fénelon. La bonté naturelle n’est pas autre chose que la nature divine agissant dans l’homme tandis que sa propre nature reste passive. Si elle agit intérieurement, si elle résiste même, la nature humaine est mauvaise ; mais en restant intérieurement passive elle devient bonne, car son action est remplacée par celle de la nature divine. On pourrait rapprocher de ces doctrines celle de L. Tolstoï sur la non-résistance au mal. Tout le mal provient de la résistance et de l’emploi de la force ; il disparaît devant la non-résistance et la passivité, car alors c’est la nature divine, c’est Dieu lui-même qui entre en action. Dans tous les cas nous nous trouvons ici en présence d’une négation de l’activité de deux natures, c’est-à-dire à un monophysisme. Ce type de spiritualité refuse à l’homme l’élément de liberté, la libre activité créatrice. La liberté et l’activité créatrice appartiennent uniquement à la Divinité.
Mais il serait faux d’identifier au quiétisme l’amour désintéressé de Fénelon pour Dieu. L’amour désintéressé pour Dieu peut se soutenir d’un autre point de vue que celui du quiétisme. On peut trouver du quiétisme dans le nirvana bouddhiste, dans l’apathie stoïcienne, dans la mystique de l’Un et l’émanation néoplatonique, dans l’ascèse syrienne qui renie l’homme comme un péché, dans la mystique moniste de l’identité chez Eckhart, qui considère l’existence même de l’homme comme une déchéance, et même chez Karl Barth qui transfère la réalisation chrétienne dans une perspective exclusivement eschatologique. A cette spiritualité quiétiste il faut opposer la spiritualité divino-humaine, celle qui admet l’activité créatrice de l’homme. Le rapport entre la liberté humaine et la grâce divine, entre l’âme humaine et l’esprit divin ou le Saint-Esprit, est le mystère le plus impénétrable de toute la vie. On ne peut comprendre ce rapport ni d’une façon moniste ni d’une façon dualiste, il dépasse les catégories de notre pensée. Le monisme et le quiétisme mystiques contiennent la même erreur. L’inspiration humaine vient de Dieu et de la liberté : de la grâce divine, du don divin et de la liberté humaine primordiale, inexplicable, indéfinissable. C’est le grand mystère de la vie spirituelle que toute pensée moniste méconnaît et ne saurait exprimer. La vie spirituelle procède de deux principes, elle est rencontre, dialogue, action réciproque, activité de l’un et de l’autre — elle est divino-humanité. Dans les profondeurs de l’esprit rien n’est unilatéral : Dieu naît dans l’homme et l’homme naît en Dieu, Dieu parle et l’homme lui répond. On considère la nostalgie humaine de Dieu, mais on oublie la nostalgie divine de l’homme, le besoin qu’a Dieu de l’homme.
IV
Il est probable que le christianisme oriental et le christianisme occidental se distinguent surtout par leur type de spiritualité. La mystique chrétienne représente une espèce de mystique qui comporte cependant des variétés correspondant à l’Orient et à l’Occident. Il ne s’agit pas de donner l’avantage à l’une ou à l’autre, mais de définir une différence qui ressort déjà de la comparaison entre les Pères de l’Église grecque et saint Augustin. L’Occident catholique accuse le christianisme oriental de tendances au panthéisme et au gnosticisme. L’Orient orthodoxe désigne ce caractère comme ontologique et estime que le psychologisme et l’anthropologisme tiennent une trop grande place en Occident. La mystique chrétienne orientale est évidemment beaucoup plus imprégnée de néoplatonisme que la mystique chrétienne occidentale. Pour elle tout descend de haut en bas, et elle ignore cet abîme qui en Occident sépare le Créateur de la créature. Le théosis du moins surmonte cet abîme. Le monde sensible est le symbole du monde spirituel (saint Maxime le Confesseur). En tant qu’image de Dieu la créature participe à la nature divine. La nature idéale de l’homme est révélée dans le Christ. La nature humaine est consubstantielle à la nature humaine du Christ. En Orient, l’élément humain est imprégné de l’élément divin, tandis qu’en Occident l’élément humain s’élève jusqu’au divin. L’action de Dieu sur nous est unité avec Dieu. L’Orient comprend cette union d’une façon physique, c’est-à-dire ontologique. La Rédemption s’interprète d’une manière physico-ontologique, non d’une manière morale et juridique. Dans le Christ, la Divinité s’unit à tout le genre humain. La déification s’opère par l’intelligence qui est comprise comme intégrale, comme ontologique. « L’intelligence doit devenir chaste » (saint Jean Climaque). On atteint à l’intégrité de l’intelligence en conservant la conscience « dans le cœur ». On arrive ainsi à la concentration, à la sobriété.
L’intelligence descend « dans le cœur ». Nous touchons ici à Une différence essentielle entre la mystique chrétienne orientale et le néoplatonisme, l’intellectualisme grec. Saint Augustin combine la mystique intellectualiste du néoplatonisme et l’élément éthique de l’Évangile. En Orient, les modifications apportées au néoplatonisme sont très différentes. La nature est déifiée par la présence réelle de Dieu. Il existe un lien entre l’image d’ici-bas et l’image originelle. La mystique chrétienne orientale se sent étrangère à la vie terrestre de Jésus-Christ, elle ne songe pas à imiter les souffrances du Christ, elle ne peut admettre les stigmates. Elle est beaucoup moins anthropologique que la mystique chrétienne occidentale, elle a moins étudié la voie complexe de l’homme, on y perçoit moins la lutte humaine. On y contemple moins l’humanité que la divinité de Jésus-Christ. Aussi bien l’Orient ignore-t-il à peu près ces confessions, ces journaux, ces autobiographies, ces descriptions de la voie spirituelle des saints et des mystiques qui ont tant de prix pour l’Occident. ’ L’idée de saint Augustin qu’on connaît Dieu en connaissant l’âme humaine est étrangère à l’Orient. La mystique orientale fait moins de place au dialogue et au drame que la mystique occidentale. Bien que l’intellectualisme soit plus marqué en Occident, la mystique de l’Occident chrétien est plus émotionnelle que celle de l’Orient chrétien qui est resté sous la forte influence de l’intellectualisme néoplatonicien. La mystique allemande occupe pourtant une place à part, elle est plus proche de l’Orient. Saint Bernard représente une mystique purement émotionnelle, étrangère à l’Orient. La théologie orthodoxe grecque accuse souvent injustement et avec beaucoup d’exagération la mystique occidentale d’érotisme. Cette accusation s’explique par le fait que la mystique catholique est plus dramatisée, que l’homme y tend vers Dieu, que Dieu est un objet d’amour. Dans la mystique orientale Dieu n’est aucunement objet, un objet que l’homme désire passionnément atteindre, — Dieu est amour, un amour qui pénètre l’homme. L’indifférence poulies méthodes et pour les luttes humaines, la conception de toute la vie spirituelle comme dirigée de haut en bas exclut de la mystique orientale ce cheminement à travers la « nuit obscure » des sens et de la raison que décrit saint Jean de la Croix. Il existe une ascèse sévère, mais elle ne traverse pas cette voie mystique que l’Occident perçoit comme un cheminement à travers une nuit obscure. La mystique est une illumination. L’Issychie dans la mystique byzantine du XIVe siècle est une quiétude absolue de l’âme, un silence, une prédominance de la gnose sur l’éros. L’amour du cœur est inquiet. La lutte contre le mal est une lutte contre la passion pour les choses, une recherche de l’impassibilité.
Aussi le mystique oriental peut difficilement être poète comme le furent saint Jean de la Croix ou saint François d’Assise. L’amour de saint Maxime le Confesseur a un caractère métaphysique et intellectuel, et non éthique et émotionnel. L’état spirituel est theôria. Chez saint Isaac le Syrien l’amour naît de la gnose. Saint Siméon le Nouveau Théologien présente un cas plus complexe. Parmi les mystiques orientaux, c’est lui qui se rapprocherait le plus de saint Jean de la Croix. Et c’est au tour des catholiques de découvrir chez lui un élément érotique. Saint Siméon le Nouveau Théologien est un poète. On trouve chez lui un dialogue entre l’âme humaine et le Christ. Malgré ses particularités, il reste néanmoins un représentant de la mystique orientale qui unit la mystique spéculative de la gnose à la mystique affective de l’éros. Mais des manifestations telles que les stigmates restent étrangères à l’Orient. Les maladies et les souffrances ne prennent jamais dans la mystique orientale l’importance qu’elles ont dans la mystique catholique. L’Orient orthodoxe, et surtout russe, aime saint François d’Assise qui a une portée universelle et qui se rapproche le plus de l’image évangélique du Christ. Mais on ne saurait trouver certains traits franciscains d’humanité chevaleresque proprement occidentale chez un saint Séraphin de Sarov, représentant typique de la mystique orientale avec son illumination et sa déification de la créature. La mystique de l’Orient est avant tout une mystique de la résurrection. La mystique de l’Occident est avant tout une mystique de la crucifixion.
La vie spirituelle du peuple est liée à la mystique populaire, laquelle est avant tout liturgique et sacraméntale. La pauvreté liturgique du protestantisme a beaucoup affaibli l’influence de ce type de christianisme sur les masses populaires. Suivant leur cycle liturgique, l’orthodoxie et le catholicisme ont donné naissance à des types différents de spiritualité. Ainsi nous trouvons dans le catholicisme populaire les « petites dévotions » des cultes partiels, comme celui du cœur de Jésus, etc. L’orthodoxie conserve une plus grande intégrité. La mystique liturgique pose précisément la question des rapports entre la mystique et la magie. Les éléments magiques ont joué un rôle considérable dans la vie liturgique populaire, et on en a profité pour influencer les masses. C’est un héritage du passé lointain des peuples. Le protestantisme a raison de lutter contre la magie qui enchaîne Dieu lui-même, mais il a tort de tendre à identifier sacrement et magie. Non seulement le principe de la mystique et celui de la magie diffèrent l’un de l’autre, mais ils sont même complètement opposés l’un à l’autre. La mystique concerne l’esprit, la magie la nature ; la mystique est liberté, la magie est puissance. La mystique est communion avec Dieu, la magie communion avec les forces cosmiques qui peuvent donner la puissance. La magie est la technique primitive de l’homme dans sa lutte contre des forces ennemies, contre les esprits et les démons, elle confère une puissance technique même sur les dieux. L’occultisme procède de la magie. La magie n’est pas spirituelle, bien que des éléments spirituels puissent pénétrer dans la magie. La mystique, par contre, est spirituelle. On a vu que la liberté est un caractère essentiel de l’esprit ; or la magie ignore la liberté, elle reste soumise à la causalité et au déterminisme.
L’enchaînement du monde est un enchaînement magique. Il faut désensorceler spirituellement le monde. Un des buts principaux de la vie spirituelle est précisément ce désensorcellement, cette délivrance du monde. La psychologie et la psychopathologie modernes révèlent, à leur manière le rôle de la magie dans la vie humaine, aussi bien de la magie individuelle que de la magie collective. Mais la méthode psychanalytique, qui prétend libérer l’homme des illusions de la conscience et des chocs morbides, n’est pas une méthode spirituelle. La spiritualité ne peut se réduire à une psychanalyse, elle est aussi psychosynthèse. Une vie spirituelle croissante synthétise non seulement la vie psychique, mais encore la vie corporelle de l’homme ; elle arrête le démembrement analytique, la désagrégation de la personne intégrale. La magie dissimule une volonté asservissante, la mystique une volonté libératrice.
Le prophétisme ne s’oppose pas à la mystique liturgique, bien qu’il s’en distingue, mais il s’oppose profondément à la magie. Il existe un type particulier de mystique prophétique. Dans son livre Das Gebet (La prière), Heiler établit la différence entre mystique et prophétisme, entre religion mystique et religion prophétique. La religion prophétique est la religion de la Révélation d’un Dieu personnel. La religion mystique est la religion de la sanctification et du salut. Cette définition suscite des objections, car la mystique s’élève au-dessus de l’idée du salut et ne coïncide aucunement avec le sacramentalisme. Si contestable que soit la terminologie de Heiler, cette distinction correspond à une réalité. Pour Heiler la mystique est passive, quiétiste, contemplative, tandis que le prophétisme est actif, exigent, éthique. L’amour caractérise la mystique, la foi caractérise le prophétisme. La mystique reste hors de l’histoire, le prophétisme est historique. Pour la mystique Dieu n’est pas le Créateur, il ne se révèle pas ; pour le prophétisme Dieu est Créateur, il se révèle. La religion prophétique est sociale, non la religion mystique. Le prophétisme est masculin, la mystique est plus féminine. Heiler ne veut pas admettre l’existence d’une mystique prophétique aussi distincte de la mystique gnostique que de la mystique liturgique. Pour ma part, j’incline à soutenir l’existence d’un type distinct de mystique prophétique. Le prophète est un homme possédé par l’Esprit divin, un homme qui parle à Dieu, un homme libéré des puissances de ce monde, de la nature et de la société, qui perçoit non seulement les voies de la nécessité, mais aussi celles de la liberté. Le prophète vit dans son monde spirituel propre, et de là il juge le monde qui l’entoure. L’expérience spirituelle prophétique s’oppose à l’apathie, à l’impassibilité, à l’indifférence envers le monde et l’histoire.
Ces mots du platonicien Malebranche sont typiques d’une spiritualité détachée : « N’aime aucune création ; Dieu n’a fait ton cœur que pour lui. » Ces mots ne sauraient s’appliquer au prophète, et il ne les entendrait pas ; son cœur est blessé par le destin de l’homme, des peuples, de l’histoire universelle ; de là son activité, son incapacité au repos. Le prophétisme est révolutionnaire. Cet esprit révolutionnaire existe dans la Bible, dans l’Évangile, mais on ne le trouve ni dans le néoplatonisme, ni dans l’ascèse syrienne, ni dans la piété cléricale. La prière est un dialogue entre l’homme et Dieu, elle occupe le point central de la vie spirituelle chrétienne. La prière est spirituelle. Mais en prétendant que la prière liturgique et solitaire est le seul moyen de venir en aide au monde, l’unique moyen qui s’offre aux hommes pour se libérer de l’injustice et de la souffrance, on se livre à une défiguration ritualiste, à un rétrécissement de la spiritualité.
La définition et la classification de Heiler a un caractère trop biblique et protestant. Il considère Luther et le protestantisme comme prophétiques. C’est la religion de la parole et de la foi.
L’homme écoute Dieu, mais il ne voit pas Dieu, ne contemple pas le monde divin. Chez Karl Barth nous trouvons cette doctrine sous sa forme pure. L’homme est celui qui écoute. La contemplation mystique de Dieu est une tentation et une illusion. Mais le protestantisme n’est pas seulement prophétique. On y voit naître également le piétisme (Spener, Peterson, Franck). Le feu prophétique du protestantisme initial n’a pas tardé à s’éteindre. Dans l’Église protestante, comme dans toutes les autres Églises, on assista à une bureaucratisation, à une mécanisation de la vie spirituelle. Le piétisme est une réaction contre cette déspiritualisation, un retour vers une spiritualité intérieure, vers l’Innerlichkeit. Le piétisme contient un fort élément de quiétisme, il permet de se soustraire aux souffrances qui pèsent sur ce monde, pour se réfugier dans le monde intérieur et confortable. Le piétisme allemand fut un mouvement de la petite bourgeoisie (1670-1720). Il s’oppose à l’esprit héroïque du prophétisme, ses horizons sont rétrécis. Le même processus se répète partout. On assiste tout d’abord à la montée d’une flamme prophétique et créatrice, puis le feu se refroidit, les Églises se bureaucratisent, se mécanisent, elles deviennent des institutions sociales ; on réagit alors contre cette tendance, on revient à la vie spirituelle intérieure, puis de nouveau cette vie spirituelle est comprimée, les horizons se rétrécissent, et il se produit un embourgeoisement de la spiritualité comme il s’était produit un embourgeoisement de l’Église. Alors une renaissance du prophétisme religieux redevient inévitable. Deux principes — le prophétisme et la mystique ¦— font renaître la vie spirituelle engourdie et momifiée. Mais la nouvelle spiritualité doit contenir aussi bien un élément prophétique qu’un élément mystique. Et la voix du prophète, qui blâme la dégénérescence ritualiste et la momification de la spiritualité, résonne d’une vérité éternelle : « Ne m’offrez plus de vain sacrifice ; l’encens m’est en abomination. Je ne puis souffrir les néoménies, les sabbats et les autres fêtes ; l’iniquité règne dans vos assemblées... Vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la malice de vos pensées, cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien, recherchez la justice, assistez l’opprimé, faites droit à l’orphelin, défendez la veuve. » La voix du Christ rend le même son.
Voir en ligne : Théosophie
Notes
[1] « Dieu est esprit et l’âme est esprit, aussi celle-ci se penche et regarde éternellement en arrière, sondant le fond de son origine. Et, par suite de cette identité dans la spiritualité, l’esprit se penche à nouveau en arrière, rejoint l’origine, l’identité. »
[2] « L’homme incréé fut éternellement en Dieu. Lorsqu’il fut en Dieu, l’homme fut Dieu en Dieu. »
[3] « On peut considérer Dieu soit seul, dans l’absolu, en dehors de toutes les créatures, tel qu’il est dans son unité cachée, soit par rapport aux créatures, tel qu’il se conduit et apparaît dans la Révélation avec sa créature. Pris d’une façon absolue, seul, détaché de toute créature, Dieu est et reste impersonnel, hors du temps et de l’espace, sans action, sans volonté, sans sentiment, aussi n’est-il ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit ; il est l’éternité même hors du temps, il plane et habite en lui-même en tous lieux, il n’agit pas, ne veut rien et ne désire rien. Mais pris relativement, c’est-à-dire en relation avec la créature et à travers elle, il devient personnel, actif, voulant et désirant, il éprouve alors des sentiments. .. Il devient ainsi Père et il devient Fils et il est lui-même le Fils. Il devient Saint-Esprit et est lui-même le Saint-Esprit, il agit et veut créer toutes choses. »
[4] « Il me faut dépasser jusqu’à Dieu pour atteindre au désert. » — « Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi. » — « Quand je suis avec Dieu, je suis transformé en Dieu. » — « Il faut que je sois moi-même soleil, il faut que je peigne avec mes rayons la mer incolore de la Déité entière. » — « L’homme est bien là plus grande merveille du monde : il peut, suivant son action, être Dieu ou Diable. » — « Qui veut atteindre Dieu, il faut qu’il devienne Dieu. »
[5] « Et le fond de la même teinture est la Sagesse divine ; et le fond de la Sagesse est la Trinité de la Déité insondable ; et le fond de la Trinité est la Volonté unique inexplorable ; et le fond de la Volonté est le Néant. » — « Et l’abîme (Ungrund) est un éternel néant, et il est un éternel commencement en tant que désir, car le néant est le désir du quelque chose. »

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